Hier J.-M. Jancovici est décédé des suites d’une longue maladie, nos pensées vont…
Elle replia le journal avec minutie, s’assura que le papier n’était ni taché ni endommagé et le plaça dans la boite aux lettres. Le facteur passerait le prendre plus tard et l’emporterait chez Jacko en bas de la rue.
La nouvelle lui en toucherait une sans faire faire bouger l’autre, comme aurait dit son père. Et pourtant.
Elle s’accouda au plan de travail de la petite cuisine et observa l’activité de la zone urbaine réduite.
Et pourtant, tout ça était en partie son héritage.
Son père aurait sans doute été peiné par l’entrefilet, il avait partagé la majorité des idées de l’ingénieur et de l’aréopage qui le suivait. Elle se rappelait vaguement de conférences visionnées sur l’écran du salon, trop jeune pour les comprendre.
Ironique tout de même.
La réussite du message participe de l’oubli progressif du messager. Qui se souvenait de lui désormais ? Des gens entre deux âges comme elle, des excentriques, des historiens peut-être.
À la défense de la populace crasse, lorsque le paquet merdeux s’était transformé – par magie marketing – en diamant fraîchement taillé, les tocards de la politique s’en étaient emparés à bras raccourcis. Les discours inaudibles et les réformes inimaginables s’étaient instantanément mués en programmes électoraux dont la sincérité resterait à flot jusqu’à ce qu’un autre problème devienne trendy.
Elle eut envie de cracher, mais là dans la petite cuisine partagée avec cinq personnes, elle considéra que c’était mal avisé. Puis, si ces rigolos avaient fait disparaître l’ingénieur derrière sa création, ils avaient au moins eu le mérite de la mettre en avant.
Au bout de l’impasse, elle pouvait voir le chantier de la cohabitation #12. Les ouvriers, qui avaient terminé la veille de démonter les matériaux installés à sa construction, en 2025, préparaient la nouvelle enveloppe thermique. Les morceaux de mousse polyuréthane formant un tas contenu par un filet protecteur attendaient d’être emportés par l’entreprise de recyclage. Elle secoua la tête. Désormais c’était les bioisolants qui étaient à la mode, un élu mi-chauve, mi-honnête en avait fait la promotion au gouvernement. Il avait habilement remplacé la catastrophe du polyuréthane qui se jouait en boucle dans chaque chaumière depuis les années vingt par une nouveauté technique que l’on s’efforçait d’oublier depuis des siècles. Toutes choses égales par ailleurs c’était un isolant performant, le polyuréthane, mais dans la réalité il s’agissait d’une infection que la moindre once d’holisme ne pouvait accepter sans devoir avaler une demi-bouteille de tequila.
À cette idée elle essaya de se souvenir du goût de cet alcool sans y parvenir. Ça faisait longtemps qu’elle n’en avait pas consommé. Pas faute d’envie, elle n’était pas comme ces starlettes qui condamnaient toute envie de vivre, non, mais en l’occurrence le picrate était tout ce qu’on pouvait s’accorder. Sauf bien sûr pour ceux dont la fortune riait au nez de l’effort environnemental, à ce moment, eux, pouvait faire livrer une bouteille de tequila par jet privé sans que leur EcoScore® soit affecté. Société décarbonée ou pas, les gros poissons bouffent toujours les plus petits.
Elle soupira et avisa le journal qui dépassait de la boite.
— Tu l’avais pas vu venir celle-là, hein coco ?
L’eulogie ne lui répondit pas.
L’ingénieur lui aurait rétorqué une phrase bien sentie, si elle était cynique ce n’était pas de sa faute c’était l’atavisme paternel, une tradition familiale presque.
Toutefois il n’était pas aisé d’observer l’humanité avec affabilité. Surtout si l’on s’attardait sur le tout dernier visage de la société. Elle était trop vieille pour encore prétendre jouer le jeu. Puis, elle voyait toujours la mue sociale gisant au sol, perdant ses couleurs, comme le souvenir désormais fade d’une époque alors joyeuse. Son daron lui avait tenu ce genre de discours dans les années vingt. Jeune, elle avait mis ça sur le compte d’une société post-boom qui chouinait au moindre bobo. À présent elle savait que ces réflexions n’avaient rien à voir avec le baby-boom, mais elle ne pouvait pas encore discerner si c’était l’effet vieux con ou si les choses empiraient vraiment. En parallèle, elle concédait – in petto – que tout n’allait pas toujours plus mal. Il y avait de petites victoires, de grandes célébrations même. La décennie soixante allait débarouler sous peu et Paris n’était toujours pas le Sahara, New York était toujours (principalement) hors des flots. On avait même été proactif, sa génération, et un peu celle d’avant, si on voulait être honnête, était allée au charbon. Ça avait commencé par-là d’ailleurs. Elle se souvenait avec émotion de la fermeture de la dernière centrale à charbon, elle avait à peine la vingtaine et s’était rendue aux célébrations étudiantes. On avait fait la fête, on avait picolé pas mal de vodka, on avait pointé du doigt les coupables – les anciennes générations irresponsables – on avait publié tout ça sur les réseaux pour signaler sa bonne vertu et on s’était levé avec la gueule de bois. Tout allait bien, après tout on se réveillait dans un monde qui ne cramait plus de carbone. Le pétrole et assimilés avaient suivi. Elle ne se souvenait plus exactement dans quel ordre, mais elle se rappelait en revanche les affrontements quotidiens avec le bras armé d’une gauche bien trop à droite pour ne pas envoyer ses sbires tanner de l’étudiant binoclard et ventripotent.
Elle se servit un verre de vin, on s’approchait de midi après tout, puis le vin il y en avait encore, à des prix raisonnables. Non pas qu’elle fut dans le besoin avec son boulot à la fac, mais elle ne roulait pas suffisamment sur l’or pour s’accorder tout le pinard dont elle avait envie. Son foie l’en remerciait par ailleurs.
Le journal qui dépassait de la boîte aux lettres disparut dans un clic métallique, quelques secondes après elle saluait d’un geste le facteur qui passait de l’autre côté de la fenêtre, côté mur Trombe. Non, ça le gars des Mines il l’avait pas vu, ou en tout cas, il n’en avait pas parlé à voix haute. Lui il faisait dans le technique, le quantifiable, le logique qui répondait à des formules. La société, elle, fonctionnait sur une polyrythmie, d’un côté ses mouvements correspondaient à des lois comptables, de l’autre, névrotique, elle mettait un point d’honneur à n’effectuer que les plus mauvais choix.
Elle avisa la jardinière placée derrière un encart lumineux du mur Trombe. Exactement comme avec le tabac qu’elle faisait pousser dans l’illégalité. Cette plante exceptionnelle aux effets si désirables était un poison, elle le savait, mais, névrotique, une compulsion la poussait à continuer. Lorsqu’elle avait réalisé ce fait – elle n’avait pas de cheveux blancs à l’époque – elle avait aussi saisi qu’elle et sa génération étaient autant coupables que celles d’avant. Les vioques avaient saccagé l’environnement, pourri la nature avec leurs envies de course effrénée vers le plus. Sa génération à elle, avait décanillé la liberté dont les boomers avaient abusé, comme par vengeance. C’était pour cette raison qu’elle picolait une piquette à même pas midi, un jour de semaine, alors que tous ses colocataires étaient au turbin. Elle avait voulu se libérer du poids des carcans sociaux qui pesaient sur tout le monde, sauf sur les réseaux, où la vie était nécessairement belle et parfaite. Le Conseil d’Administration de son université avait été formel, on ne pouvait pas tolérer d’une professeure ce genre de discours dangereux pour la société. Son attitude était toxique, haineuse, libertaire même. Deux semaines de mise à pied sans salaire avec amende honorable sur les réseaux et une perte de dix points sur Algocracy® et Nudget®.
Comment en est-on arrivé là ?
La question était rhétorique. Elle avait tout de même des brides de réponse. Ça faisait partie de ses recherches et expliquait sa mise à pied. La « société du futur », celle des villes vertes, de l’IA omniprésente, de l’hygiène et du bonheur universel, était une réalité. Comme prévu, ni les futuristes à pilules ni les hippies à cheichs n’avaient eu entièrement raison ou tort. La réalité était tombée quelque part au milieu, entre les mains de la bête immonde toujours en attente d’une proie facile. Les bonnes idées avaient été récupérées, utilisées, tordues par la bêtise de masse que les politicards aux dents longues et au scrupule fané n’avaient pas hésité à flatter. Ceux qui contredisaient la narrative étaient punis et, s’ils continuaient, on les effaçait de la face de l’histoire.
Elle vida son verre d’un trait.
Heureusement, la force des choses avait ramené la manufacture high tech au point mort, ou en tout cas à une vitesse humaine. L’omniprésence de l’IA n’était que logicielle, elle ne se baladait pas encore en drone ou en robot animalomorphe. L’élan boulimique des manches au pouvoir avait été arrêté dans l’œuf, elle se demandait d’ailleurs parfois jusqu’où ils seraient allés. En tout cas ils n’étaient pas partis, ils étaient toujours là, comme des morpions accrochés à un poil bien confortable. L’expression jihad butlérien lui vint à l’esprit sans qu’elle ne puisse complètement replacer la référence.
Elle avisa le dumbphone rafistolé à la résine de colza, comme s’il s’agissait d’un fossile de tyrannosaure. S’il n’y avait pas eu un coup d’arrêt à la gloutonnerie de ses ancêtres, le présent aurait été bien plus dystopique.
Sur ce point-là il avait eu raison le coco. On n’avait pas pu continuer à produire au rythme de la fin du 20e siècle. Même si les politiciens les plus avisés d’Amérique du Nord, Bezos en tête, avaient fait des pieds et des mains pour poursuivre la fuite en avant, la réalité les avait rattrapés. Lorsque l’approvisionnement délocalisé des entreprises fières d’êtres américaines été devenu trop cher pour les actionnaires, les patrons avaient ratissé leurs mises et quitté la table sans se retourner. Il restait encore bien des matières à piller et des endroits vierges à massacrer, mais on ne pouvait plus en tirer un profit suffisant.
Comme disait l’autre, ça a eu payé, mais ça paye plus.
Ça aussi elle s’en souvenait, le jour où la bourse de New York avait été le premier domino. Les autres avaient suivi jour après jour et la crise tant redoutée depuis le début du 20e siècle avait dépassé toutes les attentes. Elle avait été brève, car contrairement au siècle précédent, il n’y avait plus de quoi spéculer traditionnellement, on avait dû trouver de nouvelles solutions. Les huiles américaines s’étaient alors réinventées, muant bien avant que la société ne les imitât. De patron high tech, ils étaient devenus politiciens, philanthropes, gourous de l’agriculture durable et de la slow life, véganes pasteurisés schizophrènes.
Bon point pour le hasard, la crise économique avait été totale, étirant ses vrilles sur tous les aspects de la société. Beaucoup de gens avaient réalisé la gravité des choses et s’étaient rangés à l’inacceptable fatalité d’aller travailler en cyclo-pousse. Le banquier, cravate rouge, veste noire, viril, s’était transformé en hippie, sandales en fibres d’ananas, cheveux graisseux et guitare désaccordée. C’était la théorie en tout cas. Dans la pratique, les requins avaient simplement changé de dents avant de migrer vers des eaux différentes. Le plan Seldon avait tenu son cahier des charges et, comme tout objet soumis aux lois de la réalité, avait merdé aux entournures.
C’était pas de sa faute, c’était de la nôtre pensa-t-elle.
Elle se pencha sur le plan de travail et aperçu le facteur qui déposait le journal dans la boite aux lettres de Jacko. La nouvelle continuerait son chemin à travers un monde qui oubliait peu à peu son passé. Peut-être était-ce mieux ainsi après tout. Peut-être que si l’on oubliait suffisamment bien, on ne se souviendrait plus de notre propre ontologie, en bien comme en mal. C’était ça, pensa-t-elle, l’équation simplifiée de nos propres traits : quelque part au milieu.
Georges entre et laisse le vent claquer la porte par inadvertance. Elle sursaute et étouffe un cri de surprise. Elle l’aime bien, Georges, prof de maths, spécialiste des fractales, avec sa broche façon scarabée. Il est impertinent et il la fait rire. Il s’excuse du dérangement et, l’œil espiègle, lui demande :
— On se fume une cibiche ? Olive travaille tard aujourd’hui.
Alors, comme des lycéens de quarante et quelques piges, ils sortent une tabatière, sagement rangée dans un livre évidé, entre Feyerabend et un Bergier qui ne résistera plus longtemps. Ils s’installent côté patio, protégé du soleil de juin par la casquette bioclimatique. Là, personne ne pourra les apercevoir, hormis la forêt Miyawaki ratée et les quelques insectes qui ont accepté de la maintenir en soins palliatifs.
Elle roule une cigarette, mais Georges préfère sortir sa pipe, qu’il enveloppe dans un tissu à la cire d’abeille après utilisation pour freiner l’odeur. On ne doit pas se faire pincer avec ce genre de choses. On ne va quand même pas au trou – en tout cas pas pour longtemps – mais socialement ça craint, puis on peut perdre son boulot. Elle ne saurait ce qu’il deviendrait Georges sans ses maths, un savant incompris et reclus comme Grothendieck peut-être.
Ils fument un moment, rient, débattent et constatent l’imperfection du monde, comme l’ont fait avant eux leurs parents et leurs aïeuls. Ils en conviennent comme leurs ancêtres avaient également dû le faire à leur tour, l’humanité n’est jamais entièrement bonne ou mauvaise, mais simplement quelque part au milieu.