Luna
L’homme leur avait tout pris, criait Papa.
Sommaire
Il utilisait d’autres mots qu’elle ne comprenait pas entièrement, mais dont elle connaissait l’interdiction, puis d’autres qu’elle n’avait jamais entendus, comme miradors, hécatombe ou famine. Non, celui-là elle l’avait déjà rencontré. Elle ne s’en souvenait pas exactement, un peu à l’image de ses amis, qu’elle savait exister quelque part, mais dont les traits se diluaient comme la peinture qu’elle rinçait des pinceaux à l’école. Elle y pensait souvent, pourtant il lui semblait qu’une autre personne avait vécu ces moments. Elle se rappelait le nom de la maîtresse, Madame Giraudo, le tablier à fleurs vertes qu’elle portait le mardi et le jeudi, lorsqu’ils peignaient tous plus ou moins sagement.
— Luna ?
Maman n’était pas dans son assiette, elle criait moins que Papa, mais quelque chose clochait. Une unique larme avait maladroitement été séchée sur sa joue maculée de poussière. C’était exactement comme le jour où ils avaient quitté la maison. On ne lui disait rien, mais elle n’était pas dupe, les grands se comportaient étrangement. Plus que d’ordinaire.
— Luna ?
— Oui maman ?
— Ramasse tes affaires, on doit y aller mon cœur.
— Mais le bus est parti. Je croyais qu’on…
Elle s’arrêta, avisa le liquide qui remplissait le regard de maman et tourna les talons pour chercher son sac. Avant, elle n’aurait pas tût le fond de sa pensée, elle aurait argumenté jusqu’à ce que l’une d’elles craque.
Mais pas aujourd’hui.
Les choses avaient changé le jour où papa et Maman l’avaient laissé engloutir une tablette de chocolat tout entière alors qu’ils fixaient l’écran du salon, le regard terne. Depuis ce moment, où l’homme en costume à la coiffure rigolote avait parlé d’un ton morne durant plus d’une heure, plus rien ne se déroulait normalement. Le lendemain il n’y avait pas eu d’école, d’ailleurs Papa et Maman n’étaient pas non plus allés travailler. Les premiers jours avaient été un peu comme les vacances, mais en moins bien, car elle n’avait pas le droit d’aller voir ou d’inviter ses amis. La plupart habitaient pourtant dans le même immeuble, quelques étages au-dessous ou au-dessus. Papa sortait une fois par semaine avec d’étranges chaussettes vertes sur les chaussures. Quand il revenait, le soir, il portait toujours trois sacs de nourriture que l’on devait mettre dans la douche et asperger d’un liquide supposé sentir mauvais, mais qu’elle aimait bien. Puis Papa rentrait et Maman devait l’arroser aussi et laver ses habits. C’était marrant au début, puis Luna apprit une leçon qu’elle méditait toujours : même les choses amusantes deviennent ennuyeuses si l’on attend suffisamment. Elle ne savait ni pourquoi, ni ce que cela signifiait exactement, mais elle avait la sensation que c’était important.
Elle y pensait régulièrement donc.
Luna agrippa l’une des bretelles de son sac qu’elle envoya sur son épaule. Avant, un espace grand comme dix fois son sac n’aurait pas suffi à contenir ses affaires les plus précieuses, comme le petit lapin violet et le bracelet de pierres précieuses. Désormais, il n’avait que ce sac, dans lequel elle avait enfourné le lapin, le bracelet et quelques habits. Et les pastilles, elle devait les avoir en permanence dans le sac, sinon elle ne pourrait pas boire. Elle ne disait rien à Maman, mais sans ces pastilles, elle pourrait toujours trouver un robinet, comme ils avaient avant, dans de nombreuses pièces. D’ailleurs on utilisait toujours les comprimés de Papa.
— Viens Luna, on va marcher un peu.
Papa lui tendit la main et ils se dirigèrent vers la route, avec les autres.
Il n’y avait pas beaucoup d’enfants dans le groupe, puis de toute manière, ils n’avaient pas vraiment le droit de jouer. Tout ce qu’on faisait c’était marcher, marcher et encore marcher. Parfois les grands parlaient autour d’un feu, certains étaient énervés et criaient, d’autres pleuraient, surtout les nouveaux. La veille alors qu’ils attendaient le bus, une nouvelle famille était arrivée, les parents et Tobias. Ils ne s’étaient pas beaucoup parlé, mais il avait l’air marrant Tobias, surtout avec son fauteuil roulant aux couleurs criardes et ses épaisses lunettes vertes. Il faisait le pitre alors que les grands discutaient avec le chauffeur du bus. Ses parents, eux, n’étaient pas marrants. Sa mère pleurnichait sans cesse et son père avait voulu se battre avec le chauffeur. Heureusement on l’avait empêché et le bus était parti. Luna se demandait, si le chauffeur avait été vexé par le papa de Tobias et s’il allait revenir un peu plus tard.
En se retournant, elle vit Tobias et ses parents sur le bord de la route, ils avaient sans doute décidé de rentrer chez eux, car Tobias lui fit signe de la main, avant de disparaître dans la poussière.
Ça, c’était une chose qu’elle n’aimait pas. La poussière. Chez eux, à la maison, il y avait beaucoup de bâtiments sans poussière et des arbres plantés en ligne droite. Elle se demandait souvent si, vus du ciel, ils formaient des lignes interminables, entourant la terre. Elle se doutait à présent que ce n’était pas le cas, en tout cas pas partout. Ici les bâtiments étaient en ruines, étalés au sol comme les petites briques de ses jeux de construction et les arbres étaient tous au sol, aussi secs que des cailloux. Il n’y avait pas non plus de champs. En revanche, il y avait du sable et de la poussière. Luna se demanda comment les gens du coin pouvaient y vivre, où ils trouvaient la nourriture. Peut-être qu’ils avaient eux aussi eu accès aux sacs d’aliments à placer dans la douche. Il y avait pourtant des magasins, car parfois, un camion venait à leur rencontre, il ouvrait une porte et l’on pouvait acheter de l’eau. Papa disait toujours que c’était du vol, mais elle ne voyait pas pourquoi. C’était comme toujours, on prenait quelque chose et l’on donnait de l’argent, sauf qu’ici le magasin c’était un camion. Il devait y avoir une raison.
Le seul fait de penser à la « raison » la fit frissonner. Elle percevait la zone de danger représentée par la raison. Ce n’était pas un hasard si elle n’avait jamais poussé ses parents sur ce point. Elle avait vu les images sur l’écran, tout au début. On lui avait dit qu’on partait, que la maison n’était plus sûre, qu’on allait dans un endroit où ils pourraient avoir une nouvelle maison. Ça devait être lié à la toux. Eux ne toussaient pas. D’ailleurs personne dans le groupe ne toussait. Une fois, une dame avait toussé, mais depuis, elle et sa famille avaient quitté le groupe. Luna rajusta son sac à dos. Bientôt ils seraient dans une nouvelle ville où elle pourrait aller à l’école, jouer avec sa tablette et peut-être même retrouver ses amis. Eux aussi ils devaient chercher un bus.
Ils s’installèrent pour la nuit dans un grand bâtiment qui bordait la route. Son toit décrivait un arc de cercle, d’où pendaient des morceaux de fer et contre lesquels on l’avait dûment mise en garde. L’abri empestait un parfum qu’elle n’arrivait pas à identifier, ça ressemblait à l’odeur que son quartier avait prise lorsqu’ils étaient partis. Au centre, Luna découvrit la chose la plus étrange qu’elle avait jamais vue. On avait empilé des livres, des milliers, des millions peut-être. Luna se sentit fière d’avoir pensé à ce nombre, qu’elle ne pouvait imaginer qu’en pensant aux étoiles. Quelqu’un avait entassé des millions de livres et avait essayé de les brûler. Elle identifia alors l’odeur, comme lorsque Papa avait oublié le riz sur la cuisinière. Pourtant, le feu n’avait pas semblé consumer tous les ouvrages, il en restait de très nombreux presque intacts. Le papier avait jauni, mais elle pouvait toujours percevoir les images et les lettres sur certaines pages.
Le groupe s’éparpilla en bordure de la trouvaille. Certains prélevaient un ouvrage, faisaient défiler les pages, secouaient la tête, d’autres préféraient se tenir loin de l’ancien brasier, comme s’il portait malheur. Luna connaissait le papier, elle en avait déjà utilisé. Mais c’était une chose rare, quelque chose dont on faisait cadeau. Il fallait tant de précaution et d’arbres pour fabriquer du papier qu’on ne pouvait pas faire des millions de livres, c’était impossible. Ses parents en possédaient une dizaine à eux deux, fièrement rangés sur l’étagère du salon. Elle n’avait pas le droit de les toucher, ils étaient précieux lui avait-on dit. Elle en avait ouvert un en cachette un soir, celui où l’on avait dessiné un homme discutant avec le crâne qu’il tenait à bout de bras, elle n’y avait rien vu d’extraordinaire. Le texte ne bougeait même pas et un glissé du doigt n’avait eu aucun effet.
Ennuyeux.
Quelque chose clochait dans cet amas. Combien d’arbres avaient été nécessaires pour faire tout ce papier, elle essaya d’imaginer plusieurs ciels nocturnes et d’en déduire un chiffre, mais le million ne semblait pas possible à dépasser. Papa se rapprocha et ramassa un ouvrage.
— Ça dit quoi papa ?
— Ça dit : « Ils nous ont trahis ».
— Tu crois que c’est une histoire d’aventures.
— Non ma chérie, c’est un livre qui parle du passé, il était célèbre il y a une cinquantaine d’années, avant que papa naisse.
— Ça parle de gens qui se font des crasses ?
— Non, pas exactement, ça parle des erreurs de nos ancêtres.
— Ils nous ont trahis ?
— Certains pensent que oui.
— Et toi, tu penses quoi ?
Papa se massa le crâne, soupira longuement et s’efforça de sourire.
— Je pense que nous faisons tous des erreurs. L’essentiel c’est de ne pas refaire toujours les mêmes.
— C’est ce que dit madame Giraudo. Qu’est-ce qu’ils ont fait comme erreurs, nos ancêtres ?
— Ils ont abîmé la nature. Il y avait moins de déserts avant.
— C’était partout plein de champs et de fermes à étages comme chez nous.
Papa marqua un temps. Il essayait d’attraper ce qu’il voulait dire, elle l’avait déjà vu faire. Il fallait attendre un peu.
— Oui, exactement, partout, partout des fermes, des usines et des villes.
— On refait les mêmes erreurs alors ?
Il s’interrompit encore, cette fois-ci il ne trouva pas la bonne réponse.
— Oui, je suppose. Viens, on va voir maman, il faut se coucher, demain on se lève tôt.
Luna s’installa entre Maman et Papa, c’était le rituel du soir depuis leur départ. Généralement, elle fermait les yeux et s’endormait instantanément. Cette fois-ci fut différente. Elle ne parvenait pas à ôter les images d’un monde couvert de champs verdoyants à perte de vue, un passé impossible lors duquel les arbres étaient si nombreux qu’on pouvait les déraciner, les broyer et les transformer en papier, simplement pour écrire des livres – qui n’avaient même pas d’histoire d’ailleurs. Surtout, ce qui lui occupa l’esprit était d’imaginer pouvoir voyager n’importe où sur la planète, ni restrictions ni danger. Et les animaux ! Partout, aussi nombreux que les étoiles, des millions, de véritables nuées d’éléphants, de tigres, de rhinocéros ou même de gorilles. Ce serait chouette !
Luna ferma les yeux pour de bon et sombra dans un profond sommeil peuplé d’animaux sauvages, de nature luxuriante, un monde dans lequel elle, Papa et Maman n’auraient ni à fuir ni à expliquer des choses incompréhensibles.
Felipe
— Bon anniversaire coyo, décidément, c’est pas ce que t’espérais hein ? souffla Felipe entre les dents.
Rien, rien du tout ne s’était déroulé comme il l’avait espéré. En y repensant, il se dit que jamais rien n’avait suivi le chemin le plus rationnel. Plus d’un siècle de réchauffement climatique, des extinctions en masse, on aurait pensé que ça mettrait l’humanité sur une voie bien spécifique. Non, ça avait été l’opposé.
Presque un siècle d’épidémies de moins en moins espacées, on aurait cru que le monde réagirait en conséquence, cela allait de soi. Non, encore tout à fait autre chose.
Alors pourquoi diable avait-il espéré qu’à son petit niveau microscopique les choses allaient se dérouler selon le plan escompté.
Ce n’était qu’un virus de plus avait-il dit à sa mère. Elle avait claqué la langue en signe de doute. Elle l’avait fait à chaque épidémie, les vivant comme si c’était à chaque fois la dernière. Pourtant elle était passée entre les mailles du filet, elle et son tabac brun qui lui attirait les regards haineux de tout le quartier. Elle n’eut pas le temps de finir son paquet avant de se donner raison. Elle fut parmi les premières et, lui, fut suffisamment chanceux pour assister à sa crémation. Les familles des autres défunts n’avaient pas toutes eu cette possibilité. Le nouveau virus, un ribo-quelquechose, avait lui aussi décidé de ne pas satisfaire aux espoirs des pécores, qui se lamentaient de toute manière pour un oui et pour un non. Cette pandémie-là avait été rapide, violente et avait bien choisi son moment. Quelques faiblesses politiques, quelques canaux des communications bouchés, des médias surexcités que personne ne croyait plus vraiment. Le temps que l’on se rendît compte de la gravité de la situation, et que l’on brûlât sa mère, il était trop tard. L’air vicié avait autant envahi les bâtiments que les esprits.
C’est pour cette raison qu’il était parti. Que pouvait-il faire d’autre ? Il était sans attaches, son employeur ne relevait plus les grilles de la galerie commerciale, ses amis n’ouvraient plus leurs portes, la famille vivait à l’étranger. Felipe, s’était-il dit en revenant du service funéraire, on va attendre un peu, comme d’habitude la quarantaine va être décrétée. Elle ne le fut pas. Les rats avaient déjà quitté le navire alors que des allocutions préenregistrées tournaient en boucle sur les écrans pour rassurer la population. Il était donc parti, laissant la ville dans son dos avant que la bête ne se dévorât elle-même.
Puis quoi ?
Et surtout où ?
Il avait soigneusement évité les groupes, préférant demeurer seul, plus faible, mais aussi moins exposé. Il avait marché sans but, hors du temps, s’efforçant de contempler la nature intacte et sereine, au lieu de s’attarder sur le malheur. C’est ainsi qu’il avait rencontré un groupe d’étrangers, dans un supermarché à peine pillé. Une dizaine de gens venus du nord.
Des riches.
Dans un anglais trop élaboré pour lui, ils le firent frissonner. Les pays du nord avaient profité du changement climatique, grâce à leurs terres naturellement cultivables, uniques au monde. Mais là encore, rien ne s’était produit comme on aurait pu l’espérer. Le nouveau virus, différent de ceux qui avaient causé les pandémies précédentes, appréciait particulièrement les latitudes tempérées. En revanche, il ne survivait pas longtemps à des températures élevées. Si on désirait survivre, il fallait aller au sud, là où le virus ne supporterait pas les températures.
L’information s’était répandue sur les réseaux comme une traînée de poudre. Eux avaient senti venir l’embrouille, ils avaient décanillé immédiatement. La marée humaine avait quelques jours, peut-être quelques semaines de retard, mais elle arrivait, indubitablement. Elle traverserait l’Europe du nord au sud pour aller se réfugier en bordure de la frêle bande de terre coincée entre l’Afrique désertique et la Méditerranée. Ce groupe-là avait décidé de passer la mer et, s’ils y survivaient, de bifurquer vers l’ouest en direction du Proche-Orient. Ils estimaient que c’était la meilleure option, ils avaient en outre entendu que les passeurs étaient plus cléments en méditerranée de l’est.
Alors que le groupe s’orientait vers les champs photovoltaïques qui bordaient la façade nord de la Méditerranée, Felipe s’assit sur un bout de trottoir peint en blanc et rouge. Son estomac le faisait souffrir, un marteau cognait sans interruption sur ses temps et ses membres étaient las. Rien n’allait décidément comme il l’avait pensé. Il était coincé. Aller de l’avant et essayer de sauver sa peau, ou rester là et faire face à la fois au virus et à une foule de migrants aux abois ? Il avisa son sac. Un peu de nourriture, quelques éléments de survie, quelques bijoux, un terminal désormais inutile et son porte-monnaie rempli de cryptomonnaie. Il doutait que le type de devise dont il disposait soit accepté par des passeurs, par quiconque d’ailleurs. Il se débrouillerait. Il se dirigea également vers le sud, vers les champs photovoltaïques.
L’homme lui tendit une bouteille de plastique. Il n’en avait pas vu de semblables depuis des années. La dernière fois, la seule fois d’ailleurs, remontait à un voyage scolaire dans un musée d’histoire.
La bouteille en plastique était un emballage de plastique utilisé au siècle dernier afin de transporter des liquides. Pratique, résistante et jetable, la bouteille en plastique, malgré sa fabrication très nocive pour l’environnement, faisait partie des objets du quotidien de cette époque. Voyez aussi le pétrole, les objets jetables, les emballages de nourriture…
Il ne se souvenait plus du reste de l’explication que l’on avait accolée au pupitre sur lequel trônait la bouteille transparente, aux reflets bleutés.
Il porta l’objet à ses lèvres et laissa couler un peu d’eau dans le parchemin qui lui tenait lieu de gosier. Le goût était infect, l’odeur difficilement surmontable et le plaisir indescriptible. Non, rien ne s’était accordé à son plan.
Il avait dévié vers l’ouest, puis était allé bien trop loin à l’ouest en tentant de corriger son erreur. La peur et la suspicion l’avaient poussé à éviter les groupes de migrants qu’ils voyaient désormais de plus en plus fréquemment. La nécessité lui avait fait reconsidérer ses choix, lorsqu’il ne trouvât plus ni eau potable ni nourriture. Alors qu’il désespérait, il avait aperçu les reflets d’un véhicule traversant l’aridité immense. Deux hommes et une femme en étaient sortis, teints émaciés, gestes mesurés, armes à la ceinture ou en bandoulière. Ils n’étaient certainement pas là pour l’entretien des panneaux solaires.
Des passeurs ? Des charognards ?
Les deux peut-être.
Felipe comprit rapidement que ceux qui l’avaient aidé à ne pas mourir de soif ne voulaient pas nécessairement son bien. La première gorgée d’eau fut gratuite, la seconde lui coûta tout ce qu’il possédait, les autres, ils les buvaient à crédit.
Les semaines passèrent, au cours desquelles il dut travailler pour payer sa captivité, un concept nouveau pour lui, mais qu’il soupçonnait être vieux comme le monde. En général, on le faisait nettoyer les sommaires installations, creuser les fosses et piéger les migrants. Il avait à trois ou quatre reprises était forcé de pousser des innocents dans une fosse, un jeu cruel auquel se livrait la bande de charognards qui le retenait.
Il en avait entendu parler sur les réseaux. Mais il s’agissait toujours du cheminement inverse : des gens du sud inhabitable essayant d’entrer en douce dans les terres riches et confortables du nord. On montrait souvent des images de cet exode sur le réseau. Immanquablement, le présentateur à l’allure factice évoquait la misère provoquée par le changement climatique, puis s’attardait sur les difficultés économiques du nord, pour terminer sur l’impossibilité physique d’aider les réfugiés. Les entreprises de sécurité les refoulaient derrière les régions photovoltaïques et le cycle recommençait. Il regardait les images d’un œil distrait, absorbait les chiffres sans en prendre la mesure et retournait, comme tout un chacun, à ses activités de première nécessité. Il ne s’en était jamais voulu, ça ne lui était d’ailleurs jamais venu à l’esprit. À présent c’était différent.
Ce n’était pas une vague de réfugiés qui déferlait dans leur région, c’était un véritable raz de marée. Des centaines de milliers, peut-être des millions de gens se précipitaient vers le sud, se lançaient à la mer sur des radeaux de fortune, jetaient leurs richesses à la figure des passeurs pour s’octroyer une place sur un esquif à peine taillé pour la plaisance. Beaucoup mourraient en mer, il s’en doutait, mais beaucoup mourraient sous ses yeux. La précision et la méthode qui avaient gagné ses ravisseurs au cours des derniers jours lui semblaient étranges, professionnelles, presque commerciales. Était-ce une coïncidence si leurs rangs avaient été grossis par d’anciens employés des entreprises de sécurité ? Il n’en savait rien.
Certainement les autorités, du sud ou du nord, ne pouvaient pas juguler le flux de réfugiés de cette manière. Impossible.
Puis, une nouvelle journée commença et ce fut celle de trop. On l’emmena remblayer une fosse creusée à l’écart de la forêt de panneaux solaires. Généralement ils travaillaient en groupe, sauf pour les petits travaux, ou lorsque les disponibilités étaient réduites. Ça le fit sourire, même les truands ont leurs problèmes de personnel, de calendrier, d’organisation.
L’homme qui le surveillait, installa un parasol sur l’une des ridelles du pick-up et pose son arme sur son torse. Sur le sol calciné, Felipe allait et venait entre la fosse et le monticule de terre meuble. Chaque pelletée cachait un peu plus la misère du monde, et surtout, recouvrait progressivement ce fauteuil roulant dont l’une des roues tournait sous le vent en couinant.
Une pelletée de plus.
La terre tombe sur un membre, recouvre une manche, s’écoule dans une bouche grande ouverte, ne laisse aucune chance, aucun interstice. L’esprit se révolte, la sueur se mélange aux larmes. Les bras, eux, continuent, se sentant machines.
Une pelletée de plus.
Les lunettes aux branches criardes sont repoussées du visage de l’enfant par la poussée du sable et sont enfouies. L’âme se recroqueville, se flétrit, se détache et s’effondre.
Une pelletée de trop.
L’animal hurle au fond de l’esprit, l’âme ne doit pas s’effondrer, elle ne le peut pas. Les bras propulsent la pelle, l’estomac se révolte, les jambes pompent le sang à tout rompre.
L’homme hurle.
Felipe ne comprit pas immédiatement ce qu’il se passait. Il voyait le paysage aride se dérouler à toute vitesse autour de lui et les ruines d’un village se rapprocher, le truand hurlait dans son dos. Il fuyait, l’information saugrenue le fit sourire, enfin. Les détonations suivirent, sèches, tranchant l’air comme autant de mauvaises surprises. Il allait mourir, c’était certain.
Il bifurqua vers les ruines et, surpris de n’être pas transpercé de mille trous, se carapata derrière un muret. Felipe entendit la portière du camion claquer et le moteur râler à cause du sable. Il ne demanda pas son reste et poursuivit sa course à travers les ruines. Il pouvait rejoindre les panneaux solaires, il les voyait briller sous le soleil à quelques encablures.
Le moteur se mit en route et rugit comme sous la rage du conducteur.
Il avait le temps, et sinon ?
Sinon, il ne serait plus forcé, les espoirs ne seraient plus jamais trahis.
Il s’élança.
— Bon anniversaire coyo, décidément, c’est pas ce que t’espérais hein ? souffla Felipe entre les dents.
Le jambage en acier qui soutenait les panneaux photovoltaïques était brûlant, mais il s’y accrochait comme à une bouée. Dans cette fournaise, au milieu de l’océan de cellules violacées, loin des voies de maintenance, il était à l’abri. S’il restait mobile, s’il s’orientait bien, il pourrait fuir et profiter de la nuit. Il s’élança vers la gauche, les genoux raclant sur le sol aride et les mains brûlées par la chaleur de la terre.
Arman
Arman remplaça le magasin de son arme, tourna le dos au carnage, essuya son visage couvert d’un sang qui n’était pas le sien et détala.
Comment diable en est-on arrivé là ?
Tandis qu’il courait vers un bâtiment en ruine chercher un couvert, il essaya de donner du sens aux jours passés.
Chypre était débordée. On lui en avait déjà parlé le mois précédent, mais il avait espéré que la situation allait s’améliorer. Au contraire, tout avait empiré. Les presque cinq cents kilomètres de mur et de clôture que l’on avait érigés pour protéger l’île des réfugiés tenaient miraculeusement le coup. La république chypriote avait certes dû concéder la péninsule de Karpas qui était désormais un gigantesque camp de réfugiés sous la coupe de la mafia locale, mais le corps de l’île était toujours clos. À l’origine, la clôture avait été érigée pour protéger l’île nation des réfugiés du sud, de son peuple à lui. C’était désormais l’inverse qui se produisait.
Arman rajusta le col de son uniforme. Il n’appréciait pas ce qui était en train de se produire. La situation allait dégénérer, il en était certain. Il le percevait chez ses camarades du rang, la tension, les remarques acerbes lorsqu’ils consultaient le réseau dans la salle commune. Rien de surprenant dans ce constat, c’était comme ça lorsque les rapports de force s’inversaient. La foule arriverait incessamment, elle serait plus mince qu’à son départ de Chypre, même la petite centaine de kilomètres qui séparaient la côte de la péninsule de Karpas prendrait son dû de vies.
À peine entré au service on l’avait placé à l’observation de l’horizon. Chaque jour il voyait le nombre de navires de fortune augmenter. Les embarcations flottaient bon gré mal gré lorsque la mer était clémente, mais, si le beau temps passait, il ne doutait pas que ces esquifs ne boucleraient pas la traversée. Ils étaient bien trop chargés, sans navigateur, sans marin. D’après sa hiérarchie, on chargeait les migrants dans des navires de taille moyenne à Karpas et, à mi-chemin on les transbordait dans des barques, des zodiacs, des radeaux, parfois de simples jouets et ils devaient se débrouiller pour terminer leur périple. S’ils étaient chanceux, ils débarquaient de son côté de la frontière, où on les regroupait à destination de camps provisoires. Si leur bonne étoile était en berne, ils arrivaient du côté nord de la frontière, là on les rejetait directement à la mer, ou on tirait à vue. C’était selon l’humeur des soldats en faction.
Arman avisa son arme, posée contre le parapet de la digue. Elle n’était pas chargée, mais la vieille il avait constaté l’augmentation des stocks de munitions. Le lendemain les nouvelles consignes le forceraient à conserver son arme chargée à tout moment. Il aurait à s’en servir sous peu, il le sentait dans ses tripes. Une part de lui se révulsait à cette idée, mais une autre part, plus sauvage, plus vindicative lui murmurait que ce ne serait que justice, qu’il ferait payer des erreurs trop longtemps restées impunies. Il ne savait pas quoi penser, comment se comporter, même s’il doutait qu’il puisse tuer quiconque, même s’il comprenait le sentiment de vengeance. Il aurait dû partir vers l’Azerbaïdjan avec son frère Tameh lorsqu’il en avait eu la chance. Il aurait fui le service, et ne se serait pas retrouvé sur ce maudit parapet à guetter la misère du monde. Il alluma une cigarette et salua un confrère qui se rendait sur le chantier, sur sa gauche. Le gigantesque mur de fortune construit de panneaux métalliques récupérés des toits et des rares industries environnantes lui semblait irréel.
On y était presque. Les jours passaient et se ressemblaient tout en s’intensifiant.
La veille, il avait aperçu la langue de terre intercalée entre la palissade et la mer depuis un poste d’observation. Le maigre espace était noir de monde, grouillant comme une fourmilière et bourdonnant comme une ruche. Plusieurs vagues de réfugiés s’y étaient installées, improvisant un camp de fortune, qui se rapprochait dangereusement du mur. Certains migrants avaient tenté leur chance au nord, par petits groupes, ceux qui étaient revenus avaient dissuadé les autres de tenter l’aventure. D’autres étaient partis au sud, mais il savait que le dispositif les arrêterait à quelques dizaines de kilomètres. Les autorités espéraient diluer l’afflux, répandre la pression et ainsi éviter de créer de point de tension trop étroit. Cette tactique avait fonctionné un moment, le temps qu’ils terminent la construction de la palissade, puis Chrypre avait basculé. La promiscuité avait posé de graves problèmes sanitaires que la foule avait associés, sans que ça ne soit le cas, au virus. La péninsule de Karpas s’était vidée d’un seul coup et l’est du Levantin s’était transformé en un pont humain.
Sa plage ne pouvait plus accueillir de réfugiés et, au matin, on entendit les premières mains cogner contre la palissade. Puis les cris. Les gradés firent livrer quelques caisses de gaz dispersants, mais leur seul résultat fut de souffler sur des braises déjà trop chaudes. Comme un camarade lui avait glissé entre deux tirs, quelques caisses ne suffiront pas à disperser une foule aussi dense. Pour y parvenir, il faudrait engager des moyens bien plus importants, moyens qu’ils n’avaient évidemment pas.
La nuit n’apporta pas le calme espéré. Arman était en service depuis près de douze heures et s’apprêtait à passer une nuit blanche, il verrait bien au matin s’il pouvait s’accorder une sieste. Il en doutait. Au cours de la nuit, il constata sans surprise que le brouhaha augmentait, que les mains semblaient se multiplier sur la palissade. Vers une heure, un bruit aigu de métal déchiré tira de leur sommeil tous les hommes en poste à cet endroit. Un large panneau s’était fendu sous la pression des réfugiés. On effectua une réparation de fortune en appréhendant la prochaine faiblesse du mur. La garde fut doublée.
Au matin Arman alluma une cigarette d’une main rendue tremblante par le manque de sommeil. Il n’eut pas le temps de la terminer, car des coups de feu éclatèrent à plusieurs encablures sur sa droite. Plusieurs hommes passèrent en trombe devant lui, suivis par un officier qui lui hurla de rester à son poste.
D’autres claquements secs de fusils d’assaut. Dans la pâleur de l’aube, il perçut les éclairs des grenades étourdissantes.
Et la horde.
Arman fut horrifié, s’il observait la foule du haut de son perchoir depuis des heures, la voir se ruer à travers une brèche était tout à fait autre chose. Les réfugiés se marchaient les uns sur les autres, laissaient pendre des lambeaux de chair aux angles effilés des panneaux de métal, tombaient et ne se relevaient plus. Certains fonçaient un enfant dans les bras, d’autres progressaient cachés derrière un compatriote, les plus virulents s’arrêtaient pour s’en prendre aux militaires. Les soldats ripostaient avec des tirs de balles défensives, mais lui savait que ces munitions seraient vite épuisées. Que se passerait-il alors ? Arman le redouta.
Au bout de quelques heures, le mur s’effondra comme une feuille de papier sous un coup de vent. Le grondement éraillé de mille gorges lui glaça le sang et, l’espace d’un instant, il tenta de se réveiller. Derrière lui, le claquement sec d’une mitrailleuse le tira de son état de choc. Une balle siffla près de son oreille et la lumière rouge qu’elle diffusait dans son sillage se perdit dans la foule. Le jeune soldat fit un pas en arrière, trébucha et tomba à la renverse. Le temps qu’il se relève, le monde avait changé. Plus rien, il en était persuadé, ne serait comme avant.
La foule se ruait vers la ville, piétinant les barricades de fortune, écrasant les militaires comme s’ils n’étaient rien de plus que des poupées de chiffon. Ce serait son tour dans quelques instants. Dans son dos, la mitrailleuse renforça son tir de barrage, un homme lui criait de dégager, mais il ne comprenait pas exactement ce qu’il voulait dire. Le brouillard dans lequel son esprit s’était réfugié se dissipa en un claquement de doigts et il comprit.
Arman fit sauter la sécurité de son arme, torcha son index trempé de sueur sur son treillis et pressa la détente. Il recula jusqu’à atteindre l’emplacement de la mitrailleuse, dont les servants détalaient à pleines jambes. Il devait fuir lui aussi. Un homme se jeta sur lui, ses yeux bleus injectés de sang et de détresse. Il le repoussa d’un coup de crosse et fit feu. Le sang qui l’éclaboussa était chaud, visqueux et son goût cuivré se répandit dans sa bouche.
Arman remplaça le magasin de son arme, tourna le dos au carnage, essuya son visage couvert du sang qui n’était pas le sien et détala.
Le soldat se jeta dans l’enceinte délabrée d’un bâtiment, tremblant, sanglotant, une morve chaude se perdant dans sa moustache. Une détonation secoua le bâtiment, envoyant un peu de sable tinter sur son casque.
Rien de tout cela ne pouvait être réel, Arman refusait de l’accepter, on ne pouvait faire ça, il ne pouvait avoir fait ça, il n’était pas comme ça. Une femme s’écroula dans l’entrée du bâtiment, le dos perclus de tâches vermillon. Non, ça ne pouvait être la réalité, son esprit tout entier s’y refusait et son corps s’en révoltait. Une crampe lui serra le ventre et il se pencha, vidant ses entrailles sur le béton qui s’écaillait.
C’en était trop. Il allait dormir et peut-être, à son réveil tout irait mieux.
Un homme à la peau plus foncée que la sienne entra dans le bâtiment, enjamba le cadavre qui barrait le passage et s’affala au sol, hors d’haleine. Sa main serrait celle plus menue d’une petite fille aussi pâle que celles qu’on voyait lors des reportages sur les réfugiés.
Il les observa, comme s’ils débarquaient d’une autre planète et constata ce qu’il craignait, ils étaient comme lui, terrifiés, épuisés, perdus dans un chaos qui les dépassait. Les différences ne lui paraissaient plus aussi fortes que ce qu’en disait la dame qui occupait toute la place sur les réseaux. Il lui semblait que les larmes creusaient des sillons identiques dans la poussière qui uniformisait la couleur de leurs peaux. Il se leva, toujours cramponné à son arme, tira la fillette plus à l’abri derrière les murs. L’homme l’observait, assis, désorienté, les yeux décrivant des mouvements désordonnés, comme s’ils cherchaient à agripper un coin de réalité encore intact.
La fille hurlait, un cri guttural, la rencontre de la terreur, du désespoir et de la rage. Elle se rua derrière l’homme, qui vacilla légèrement, et se cramponna à sa chemise.
En tirant sur le tissu, elle dévoila le t-shirt barbouillé de sang que l’homme inspectait, comme s’il s’agissait d’un objet lointain dont il prenait à peine connaissance. Une tache rouge s’étalait sur son abdomen comme une primevère au soleil. Leurs regards se croisèrent, embués.
Ils se comprirent.
Arman plaça une main sur l’épaule de fillette, mais celle-ci se dégagea violemment et hurla derechef, secouant la tête. Il déposa son arme au sol et tenta de la saisir sous les aisselles, mais échoua, peu habitué à ce genre d’exercice.
L’homme parla à la fillette dans une langue qu’Arman ne comprenait pas, mais il saisissait le sens de la conversation, elle devait aller avec le soldat, elle devait garder espoir et se sauver. Elle secouait toujours la tête tout en sanglotant, mais lorsqu’Arman tendit sa main, de petits doigts la saisirent.
Ils sortirent des ruines, laçant un dernier regard à l’homme qui se calait contre les gravats, une main plaquée sur le ventre. Dehors le chaos régnait toujours, Arman ne put dire combien de temps s’était écoulé, quelques secondes, quelques heures, ça n’avait aucune importance de toute manière.
Un éclair les aveugla, suivi d’une détonation, puis ils furent projetés au sol.
Lorsqu’Arman ouvrit les yeux, un ciel noir tacheté d’argent le surplombait. L’affrontement s’était dissipé, il ne restait plus que les gémissements de quelques malheureux, les silhouettes fantomatiques des soldats qui parcouraient les lieux, la cavalcade des brancardiers et le bourdonnement des hélicoptères qui surveillaient la zone. Il se redressa et la douleur lui fit presque perdre connaissance. Ses doigts rencontrèrent la tige de métal enfoncée dans son aine, il se laissa retomber au sol en hurlant.
La fillette.
Il se redressa une nouvelle fois, luttant contre la douleur. Elle n’était plus là. Il scruta les environs éclairés par les projecteurs des hélicos, mais il ne la trouva pas. Il remarqua en revanche deux brancardiers se ruer à sa rencontre, ouvrant leurs trousses médicales frénétiquement.
On le piqua dans la cuisse. Il se sentit mieux.
— La fillette.
Les infirmiers échangèrent un regard.
— Il y avait une petite fille avec moi, elle doit être par-là !
— Calme-toi mon ami, on t’a donné de la bonne, ça va aller.
Il agrippa le col de l’infirmier qui s’était penché vers son visage pour lui examiner les yeux.
— Non, non, elle était là, je la tenais par la main.
L’un des infirmiers effectua quelques pas, éclaira les environs à l’aide d’un projecteur portatif et revint.
— Si elle était là, alors elle était suffisamment en bonne santé pour décamper.
Arman se laissa charger sur une civière. La lune qui le contemplait disparut derrière un rideau de larmes que les antalgiques ne parvenaient pas à endiguer.
Comment diable en est-on arrivé là ?